Pierre HIVERT et Raoul VAN DER KEMP, capitaine au long cours

1909.

Le 17 mai 1909, en début d’après midi Marie Hivert voit arriver à l’épicerie du  » Château » Raoul VAN DER KEMP tout enjoué : « Ma femme Sophie vient d’accoucher d’un garçon que je veux appeler Raoul Jacob en hommage à son grand-père et je souhaite que Pierre, qui l’a bien connu, soit le  témoin de sa naissance en mairie ». Marie lui répond que : «  Pierre est parti livrer des fromages à Nantes et qu’il ne rentrera que dans l’après-midi… il sera peut-être trop tard pour faire la déclaration ».

Se dirigeant alors vers le bourg, Raoul rencontre près de la mairie Jean Baptiste THOMAS le boulanger  et Guillaume BRAUD le sabotier qui acceptent d’être les témoins de la naissance de son fils. Avant de partir de la mairie Raoul se permet de signaler à son secrétaire Auguste DAVID : « si Pierre passe, dis lui que nous serons au café MERCERON à fêter l’événement autour d’une chopine »…

Extrait de l’état civil des naissances de 1909 de St JULIEN de CONCELLES, Archives départementales /Raoul Jacob VDK le 17 mai 1909

A peine attablé au café, Raoul toujours aussi bavard évoque sa vie avec ses compagnons du jour : « je ne suis pas souvent à Saint-Julien même si depuis mon mariage à Paimpol en juin dernier avec Sylvie AUFFRET je séjourne plus souvent à la Meslerie. Pour la petite histoire ma sœur Yvonne a rencontré lors de mon mariage mon ami Guillaume AUFFRET le frère de ma femme et capitaine au long cours comme moi. Ils vont se marier en fin d’année ».

« Ça y est vous êtes capitaine au long cours…  La dernière fois que nous avons une longue conversation c’était il y a deux ans lors de l’inventaire suite aux décès de vos parents, vous naviguiez alors sur Le Quévilly ? » questionne Guillaume BRAUD.

Raoul lui répond par l’affirmative : « mes 25 ans révolus et mes nombreuses années de service en mer depuis plus de dix ans m’ont permis d’accéder à ce grade l’an dernier en avril … Cependant pour ne pas m’éloigner trop souvent de mon épouse, depuis plus d’an an,  j’effectue de petites rotations sur les paquebots Guadeloupe et Martinique de la  Compagnie Générale Transatlantique du Havre transportant passagers et marchandises vers les Caraïbes… D’ailleurs j’en ai envoyé une carte postale à ma femme  qui présente le paquebot Guadeloupe » ajoute Raoul en montrant son carnet de photos comme la fois précédente.  

Fiche maritime de Raoul Van der Kemp n° 475 – Archives départementales de Loire-Atlantique, 7 R 4 /1282

A ce moment là Pierre HIVERT entre dans le café et félicite Raoul pour l’arrivée de l’héritier « peut-être un nouveau grand marin » ajoute t-il.

« Pierre tu arrives à merveille, Guillaume m’a demandé de raconter mes années à bord du Quévilly » réplique Raoul en reprenant son récit.

« Pendant deux longues années de septembre 1905 à novembre 1907 j’ai eu le plaisir d’être lieutenant puis second sur le magnifique quatre-mâts Quevilly avec mon ami le commandant Pierre LADONNE. Ce bateau est l’un des plus grands voiliers de la flotte commerciale française. Il mesure 107 mètres de longueur et est entièrement en fer. Ses mâts ne prennent pas naissance à la quille comme dans tous les autres voiliers, mais juste au-dessus des réservoirs à pétrole, c’est-à-dire dans l’entrepont ; c’est ce qui explique sa grande quantité de cordages en fer, pour consolider sa mature. A l’avant, une proue conquérante et féminine aide Le Quevilly à fendre les flots. Les marins l’appellent la poupée ».

Brevet et Fiche maritime de RVDK n° 345, Archives départementales de Loire-Atlantique, 7 R 4 /1282 Cartes postales coll VDK

« J’ai effectué ainsi de nombreuses traversées de l’Atlantique vers Philadelphie, d’ailleurs la terre de mes ancêtres, pour aller chercher le précieux liquide nécessaire au développement de notre industrie. Les cales du bateau peuvent transporter 4.000 mètres-cubes de pétrole et il nous faut trois jours pour remplir les tankers. »

« Par bon vent « Le Quevilly » est un excellent marcheur et fait la traversée de l’Atlantique en à peine 25 à 30 jours, 20 à 25 pour revenir avec le Gulf Stream… à 7 à 10 nœuds de moyenne. Ainsi on effectuait beaucoup de rotations de Rouen à Marcus-Hook le terminal pétrolier de Philadelphie ou aux docks de Staten Island à New york. D’autant qu’une prime était accordée à l’équipage si le bateau opérait une rotation en moins de 50 jours ».

Le Quevilly et Chalands pétroliers à la remorque au large de Philadelphie – coll. RVDK – Staten Island Postcard

« L’équipage du navire est composé de trente-sept hommes et souvent les marins ne sont que de passage même si le voyage est court par rapport à ceux des cap-horniers. Avant chaque départ il faut faire appel à des marchands d’hommes de Rouen mais les prix prohibitifs proposés par ceux-ci m’obligeaient souvent avec le commandant à adopter une autre stratégie. Avec mon fidèle cocher nommé Marie-Paule, je parcourais la célèbre rue de Cordeliers près de port de Rouen où des hôtesses des auberges savent dire « je t’aime » dans toutes les langues. Dans certains estaminets je récupérais ainsi la veille du départ quelques hommes imbibés et sans le sou… ce qui facilitait leur signature d’engagement ».

Signature d’engagement Le Quevilly 1907 – Archives départementale de Seine Maritime 7P6 – 191

« C’est ma tournée ! » s’exclame Pierre HIVERT à l’adresse d’Auguste Merceron, le cafetier. Avec le débit qu’il a Raoul doit avoir soif…

Raoul continue son récit sous l’œil amusé de ses 3 complices du jour : « comme vous pouvez le voir sur cette photo le bateau est un enchevêtrement de drisses, haubans, vergues et mâtures. Pour faire avancer le bateau l’équipage est divisé en bordées, bordée de tribord et la bordée de bâbord ; la nuit les quarts durent quatre heures et à 8 heures du matin tout le monde est de service après le petit déjeuner et la goutte… Les manœuvres sont rythmées par la voix du bosco, le 1er maître considéré comme le gueulard par l’équipage. Par petit temps on amène les voiles usées sur le pont et on joue de l’aiguille. »

A bord du Quevilly – coll. RVDK

« Gérer l’ensemble de ces hommes n’est pas toujours une partie de plaisir car on emmenait avec nous quelques têtes dures. Malgré la charte d’engagement signée, certains s’adonnaient à la boisson, facteur de désordre, de bagarres ou de refus d’obéissance. Le capitaine peut alors faire des retenues sur la solde, ou plus rare, faire mettre aux fers le coupable une fois arrivé au port en cas de faute grave.

Heureusement il y a eu de bons moments sur le bateau et les derniers voyages effectués sur le Quevilly se sont bien passés. Autour du capitaine LADONNE et moi-même en tant que second nous formions une fine équipe avec VIAULT, appelé le géant avec ses 1,82 mètres, LABROSSE et PERTHUIS, les lieutenants, AUBRY et DRILLET, les mécaniciens…»

Armement Le Quevilly 1907 – Archives départementale de Seine Maritime 7P6 – 191 Photo du haut VDK, AUBRY, VIAULT et photo du bas AUBRY, VDK et LABROSSE coll. RVDK

  « Parfois lors d’escales plus longues en Amérique nous allions nous détendre. Avec l’équipe des officiers nous allions faire la fête dans des cabarets, l’occasion aussi de garder un souvenir avec les copains… »

En haut en octobre  1907 à Philadelphie avec DRILLET, VDK et PERTHUIS,et en bas en février 1907 Raoul et Gustave à New York – coll. RVDK

« N’ayant aucun médecin à bord du Quévilly, le capitaine LADONNE m’a délégué la mission de pharmacien. Dans la pharmacie le quinquina côtoie l’extrait de réglisse et la sacro-sainte huile de ricin. Les blessures frappent souvent les hommes sur le bateau, alors nous disposons de pansements d’attelles de  jambe, de bras, pour réduire les fractures, tout au moins pour les moins méchantes. Enfin, l’aiguille à suture et les seringues à injection complètent l’inventaire. Cette fonction de raccommoder les malades et jouer de l’aiguille à suture ne me déplaît pas. Par contre nous devons établir un rapport circonstancié pour des cas plus graves remis au médecin du port ou au pire pour les invalides de la marine.

Raoul ne résista pas à lire un des rapports consigné dans son livret à propos d’un certain BOSSEL qui « s’est approché de trop près d’une fille à marin de Philadelphie », anecdote qui ne manqua pas de faire s’esclaffer ses compagnons du jour.

Inscription maritime Le Quevilly 1906 1907 – Archives départementale de Seine Maritime 7P6 – 191

« Je soussigné, Van der Kemp Raoul, Lieutenant à bord du Quevilly, certifie que le quinze du mois de juillet, le sieur Bossel, matelot à bord, est venu se plaindre au capitaine de maladie dans les organes génitaux et qu’il avait les testicules fortement enflés, ainsi que toute la partie inférieure de l’abdomen, la verge était nouée par la gaine de peau qui l’entoure et cette dernière formait une grosse poche de liquide ; il y avait en plus, plusieurs plaies suppurantes sur le corps de la verge, enfin de toutes les parties suppuraient continuellement un liquide de consistance aqueuse. Bossel fut immédiatement soigné et mis exempt de service. En foi de quoi, j’ai signé la présente déclaration dont j’ai en outre établi un double. Fait à bord, le 16 juillet 1906. R. Van der Kemp ».

« Mais je n’étais pas présent pour le fait de gloire du Quevilly. Comme je vous l’ai dit précédemment, il y  a deux ans j’ai du rentrer précipitamment  de Philadelphie suite au décès de mes parents…

Inscription maritime Rouen, 4 mats Le Quevilly désarmement du 4 mai 1907 – Archives Seine-Maritime – 7P6 191

« Le 13 avril, peu de temps après son départ, au large de Terre neuve, le Quevilly put se porter au secours de L’Everet-Webster, une petite goélette qui avait quitté Wilmington, en Caroline du Nord, pour rallier Philadelphie avec un chargement de bois. Le 9 avril, une terrible tempête le mit en péril et finit par lui enlever sa pontée de bois et toutes ses voiles. Malgré la forte brise qui  soulevait une mer hachée et irrégulière, très dangereuse pour les embarcations le capitaine LADONNE, n’hésita pas à mettre une baleinière à l’eau pour porter secours aux naufragés[1]. Le lieutenant VIAULT prit le commandement du canot de sauvetage de tribord arrière avec cinq autres marins. Gêné par la houle, il ne mit pas moins de deux heures pour extraire les sept américains à bout de forces et sans vivres de leur tombeau.  

Le capitaine qui effectuait son dernier voyage avec le quatre-mâts, se couvrit de gloire à cette occasion. Cet exploit a permis à René VIAUT, qui avait pris ma place de second au retour, et cinq matelots de recevoir la médaille de bronze de la marine nationale ».

René VIAULT  –  Le Journal officiel du 5 août 1907 – Le quotidien « Le bourguignon » du 8 mai 1907

Les quatre hommes se séparent tard dans l’après midi, un peu fatigués, ivres d’images du grand large. 

A la Toussaint 1909 Raoul rencontre Pierre au cimetière. Il lui apprend que par commodités professionnelles, étant désormais salarié de la Compagnie Générale Transatlantique du Havre, il part s’y installer avec sa femme et son fils et met provisoirement « la Meslerie » en location.

 » L’espérance du peuple » du 8 novembre 1909 BNF 

Raoul Van der Kemp

Il est né en 1883 a été cap-hornier et capitaine au long cours.

Il fit ses premières armes dans la marine marchande à voile, avant de connaître la marine à vapeur. Engagé volontaire pendant la Première guerre mondiale, il reçut plusieurs décorations durant ces années de conflit.

Raoul Van der Kemp fut le premier président de l’association des capitaines au long cours. Il a été également armateur, inspecteur général des transports maritimes au ministère de la Marine marchande et vice-président de la « Chambre de commerce de Quimper et du Sud-Finistère ».

Il est mort en mai 1961.


[1] Le Quevilly le dernier pétrolier à voiles – Frédéric DAVID,  Editions Alan SUTTON –  1996

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