1910.

Cet été 1910 Auguste HIVERT a 18 ans. Depuis plusieurs années il travaille sur la petite ferme familiale du Port-Egaud avec ses parents et son frère Pierre. Il a quitté la communale il y a 5 ans mais garde des relations fortes avec Théophile BRETONNIERE, son instituteur de l’école, du cours supérieur et du certificat d’études… avec qui il a suivi l’année de ses 13 ans quelques cours du soir sur les activités agricoles.
« Vous l’avez bien formé mais parfois il m’inquiète car Il passe tous son temps libre à lire et il lit tout ce qui lui tombe sous la main » rapporte son père à son ancien instituteur le jour de la foire de Saint Barthélémy… En plus, Il souhaite qu’on s’abonne au « Phare » ou au « Populaire « pour mieux suivre l’actualité quotidienne ». Théophile BRETONNIERE lui rétorque : « au contraire vous devriez être fier d’avoir un enfant qui souhaite toujours s’enrichir et se cultiver et qui fréquente assidûment également la bibliothèque communale. C’est rare pour un jeune de cet âge ».
C’est effectivement un rituel pour Auguste. Chaque dimanche après la grand-messe il passe par la bibliothèque[1] tenue par Mme MORICE[2] et située dans la grande bâtisse à proximité de l’église, et emprunte un roman par semaine, maximum autorisé par le règlement. Jules Renard, Edmond Rostand, Gaston Leroux sont ses auteurs préférés.

L’année précédente, au mois de janvier, est arrivé à Saint-Julien, en remplacement de l’abbé NICOLON parti pour la paroisse d’Herbignac, un vicaire un peu atypique, originaire du village de Ruscouard à Vieillevigne : l’abbé Auguste Saunier. Sa venue a fait débat car à 28 ans c’était son premier poste. Certains paroissiens ont enquêté et ont su qu’il était précédemment étudiant à la faculté catholique de l’ouest à Angers où il venait de finir un doctorat en théologie…

Certains esprits mal intentionnés ont raconté que le nouveau vicaire a poursuivi ses études pour échapper à la conscription en faisant circuler un article concernant sur une dispense ecclésiastique jugée devant le Conseil d’État … Auguste SAUNIER a dû expliquer qu’en 1902, il a bien été dispensé du service mais à cause d’un « état de santé fébrile ».
Est-ce à l’épreuve de ces faits qu’il met en place une œuvre chrétienne paroissiale destinée « à conserver et défendre la foi en notre aimée patrie » ? Toujours est il que suite à cela les mauvaises langues se sont tues !

Au cours de cette année 1910, le vieux curé TORELLE est décédé, remplacé par le curé PENEAU venu de Nantes-Doulon. Ils sont deux vicaires avec Raymond FLAUX. De son côté l’abbé SAUNIER s’est très vite investi dans les actions culturelles de la paroisse. Il est « directeur » de la société musicale et de la bibliothèque paroissiale, et pour les jeunes hommes, responsable du « catéchisme de persévérance » et du « patronage du sacré cœur ».
Avec plusieurs amis de son âge, Jean Marie BAGRIN de la Peltancherie, Francis HIVERT de la Robinière, Francis BOUYER de St Barthélémy, Jules VIVANT et Gabriel PETARD, Auguste participe au cercle d’études pour les jeunes de plus de 15 ans, appelé aussi « réunion de la jeunesse et des hommes » animé par l’abbé Saunier.
Auguste aime cette ambiance d’échanges loin de la messe en latin… Jeunes et prêtre discutent de religion, des valeurs humanistes de la société. L’ambiance est nouvelle, la vérité ne tombe pas du haut, de l’institution… Sur les conseils du prêtre il lit désormais le journal « le sillon », qui vise à rapprocher le catholicisme et République.

Naît de ces rencontres une envie pour tous d’animer la cité, de proposer des séances d’animation de théâtre au sein du patronage nouvellement constitué.
Entre les deux Auguste naît une amitié et une confiance réciproque. Le plus jeune est sensible aux idées novatrices défendues par l’abbé Saunier. Les deux hommes parlent littérature, échangent des livres, confrontent leurs idées, développent une correspondance active y compris plus tard pendant la guerre. Lors d’une « permission moisson »le 13 juillet 1914 Auguste rapporte « avoir rencontré M. Saunier l’autre jour qui m’a passé des livres dont l’Aiglon de Jean Rostand et quelques numéros de la « démocratie transformée » chère à Marc Sangnier ».
Témoignage de Jean Yves SAUNIER
« J’ai bien connu dans mon enfance et ma jeunesse mon grand-oncle Auguste SAUNIER, le frère de mon grand-père Joseph, né comme moi à Vieillevigne. Je me souviens d’un petit homme discret et cultivé. Lors de mes études au grand séminaire de Nantes dans les années 60 je venais lui rendre visite à la maison diocésaine du « Bon Pasteur » où il s’était retiré. Très tôt ses positions en faveur d’une église progressiste et d’un christianisme social le rendait suspect auprès des autorités ecclésiastiques du diocèse de Nantes. Ses idées avant-gardistes ont amené ces mêmes autorités à lui conseiller de poursuivre ses études à l’université catholique d’Angers d’où il obtient un doctorat en théologie en 1908. Il fut nommé en 1909 vicaire à Saint-Julien-de-Concelles. Il a dû y laisser des traces positives car ma famille, par le passé, a été contactée pour l’attribution au nom de l’abbé Saunier d’une salle culturelle de cette commune. Toute sa vie a été l’expression de son engagement pour un catholicisme social. Je me souviens qu’à la fin de son ministère il fût aumônier de la maison de retraite de Derval après avoir été curé de La Limouzinière. Lors des législatives de 1958 dans la circonscription de Châteaubriant il prit fait et cause pour l’agriculteur Bernard LAMBERT, militant de la JAC et candidat MRP, contre André MORICE, le futur maire de Nantes, soutenu lui par la directrice de cette même maison de retraite. Il fut aussi, à la fin de sa vie, partisan de Michel ROCARD, père du PSU, courant de pensée peu répandue alors au « Bon pasteur. Ce petit homme qui ne payait pas de mine était un homme de valeurs et de convictions ». |
Marc SANGNIER, fondateur du Sillon et père du catholicisme progressiste et démocratique.
Il est utile ici de faire un détour sur ce que fut le Mouvement « le Sillon » animé par son fondateur Marc Sangnier, le contexte de son émergence à la charnière des 19éme et 20 siècles ainsi que les multiples influences et inspirations auxquelles il donna lieu tout au long du 20ème siècle.
Au départ un groupe de jeunes bourgeois parisiens, catholiques épris des idées républicaines qui veulent tracer une voie entre la droite catholique et ses opposants les plus farouches, les socialistes anticléricaux. En 1893, ils tiennent des réunions dans la crypte du collège Stanislas de Paris et l’un d’entre eux, Paul RENAUDIN crée la revue « Le Sillon » qui prend vite une ampleur extraordinaire. En effet le journal s’inscrit dans un christianisme social, rallié à l’esprit républicain et promeut un catholicisme progressiste et démocratique.
Quelque temps auparavant, le pape Léon XIII avait prôné le ralliement à la République dans « Rerum novarum »( De choses nouvelles ») qui constitue le texte inaugural de la doctrine sociale de l’Église catholique. S’inspirant des réflexions et de l’action des « chrétiens sociaux », l’encyclique, écrite face à la montée de la question sociale, condamne « la misère et la pauvreté qui pèsent injustement sur la majeure partie de la classe ouvrière » tout autant que le « socialisme athée ». Elle dénonce également les excès du capitalisme et encourage de ce fait le syndicalisme chrétien et le catholicisme social.
A la même époque existe déjà l’association catholique de la Jeunesse Française qui édite » les annales de la jeunesse catholique française » (voir ci dessous). Si elle se réfère au christianisme social, elle est d’abord un mouvement d’Église et est d’essence plus conservatrice. Elle est présente dans le monde rural et sur le territoire Nantais. En témoigne ces 2 cartes postales faisant mémoire d’un rassemblement le 4 juin 1906 au Loroux-Bottereau. On peut penser qu’Auguste et ses amis y ont participé.

Existent aussi les patronages paroissiaux, leviers d’apostolat de la jeunesse, dirigés par de jeunes vicaires. On en dénombre 1125 en France en 1895.
Marc Sangnier veut former les jeunes, notamment les jeunes ouvriers afin d’élever leur conscience démocratique. Il pressent l’utilité de ces patronages aux activités ludiques pour les transformer en véritables cercles d’études sociales. En 1898, il fonde pour cela un comité d’initiatives dont la revue « Le sillon » devient l’organe. Et en 1899, il publie « L’éducation sociale du peuple ».
Nous vous convions à un travail fraternel dans notre maison qui est la vôtre. Nous n’avons pas l’intention de vous imposer des idées toutes faites. Vous trouverez en nous non des maîtres mais des amis .
L’éducation sociale est donc d’emblée érigée par Marc Sangnier comme le fondement de la démocratie. La liberté et la responsabilité du peuple sont admises comme des présupposés qu’il convient de renforcer par ce que Sangnier appelle la véritable éducation démocratique. S’interrogeant en 1905 sur les rapports entre démocratie et hiérarchie, Marc Sangnier soulignera ainsi combien il est essentiel « que l’ouvrier […], l’employé puissent prendre conscience de leurs forces véritables et travailler, avec leurs connaissances et leur tempérament particuliers, à développer autour d’eux les idées qu’ils ont conçues et qu’ils veulent propager». Les citoyens éclairés, libres, conscients, capables de penser et de vouloir par eux-mêmes que souhaite le Sillon seront aidés dans leur recherche de la vérité par des étudiants, intellectuels qui formaient la base des débuts du mouvement. La formation fait la part belle aux questions économiques et sociales, mais aussi religieuses, ce qui ne pouvait qu’attirer des jeunes avides de connaissances et de faire leur place dans le monde.
Le premier congrès national du Sillon eut lieu à Paris en 1902 avec quelques dizaines de participants ; le quatrième, toujours tenu à Paris en 1905, réunit 1 500 congressistes délégués d’un millier de cercles, puis plus de 2000 en 1909, quelque temps avant sa disparition.
En 1905, le mouvement crée un hebdomadaire « L’éveil démocratique » auquel Auguste s’est peut-être abonné.
Le mouvement de Sangnier fait cependant face aux critiques de l’extrême-gauche marxiste et à celles de la presse nationaliste et royaliste. Sangnier défend en effet des idées démocratiques et se veut à la fois catholique et de gauche, ce qui paraît antithétique aussi bien aux tenants de la droite conservatrice qu’à une partie de la gauche.
En 1905, l’Assemblée nationale vote la loi de séparation de l’État et de l’Église. Le Sillon et ses idées libérales sont dès lors mal vus par le nouveau pape Pie X. Celui-ci se méfie de l’idéologie émancipatrice du mouvement et de sa tendance à aplanir les distinctions sociales. Le 25 août 1910 le pape adresse au Sillon un ferme rappel à l’ordre qui paraît dans « La Croix ».
Dès lors, Marc Sangnier décide de se soumettre puis de poursuivre son engagement dans l’action politique débutée en 1906. Il fonde un nouveau parti, la Ligue de la jeune République et s’avère en avance sur son temps dans bien des domaines. Alors que le mouvement des suffragettes fait rage en Grande-Bretagne, Sangnier prône l’égalité civique pour les femmes en France. Il est aussi l’un des rares à être pour la décolonisation, bien avant 1945.
Devenu député après la Première Guerre mondiale, il se risque à promouvoir la réconciliation franco-allemande. Il met même en place des camps de la paix. Mal lui en prend. En 1929, il perd les élections. Il ne lui reste alors que son mandat de maire de Boissy-la-Rivière. Il en profite pour créer dans son fief la première auberge de jeunesse française. Celle-ci est inspirée des auberges lancées par Richard SCHIRRMANN en Allemagne.

Pendant l’occupation nazie, Sangnier sera brièvement arrêté et incarcéré par la Gestapo à la prison de Fresnes car l’imprimerie de son nouveau périodique sert à la Résistance.
Député de Paris après la Libération et Président d’honneur du MRP, il meurt en 1950. La République lui rendra hommage le 1er juin 1950 devant l’église Saint-Sulpice. Il est enterré à Treignac(Corrèze) dans le pays de ses ancêtres.
On ne saurait trop rappeler l’influence qu’a eue l’aventure du Sillon sur les mouvements d’action catholique en France au 20ème siècle et leur vocation d’éducation populaire. D’autre part, le Sillon a inspiré des partis se référant à la Démocratie chrétienne comme le MRP ou le Modem, mais aussi ce qu’on a appelé la Deuxième gauche.
En ce qui concerne l’évolution de la position de l’Eglise vis à vis du Sillon d’abord encourageante puis condamnatrice, comment ne pas établir un parallèle avec la 2ème moitié du 20ème siècle, l’ouverture au monde prônée par le Concile Vatican II (1962 -1965), la théologie de la Libération, puis quelques années plus tard le repli conservateur porté par Jean-Paul II, puis Benoit XVI ?
Références:
- le Maitron – Michel Dreyfus
- Mayeur Jean-Marie. Jeanne Caron. Le Sillon et la Démocratie chrétienne – Charles Molette. L’Association catholique de la Jeunesse française, 1886-1907 ; une prise de conscience du laïcat catholique. In: Revue d’histoire de l’Église de France, tome 55, n°155, 1969. pp. 351-357;
- Marc Sangnier et l’Education sociale du peuple – Vincent Rogard – Érès « Vie sociale » – 2012/2 N° 2 | pages 41 à 52 https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2012-2-page-41.htm
[1] Actuellement 28, place de l’Europe à Saint-Julien
[2] Femme de J.M. MORICE, instituteur, témoin de mariage et ami de JM Pétard