Pierre HIVERT et Raoul Émile VAN DER KEMP, jeune cap-hornier

1907.

Vendredi 26 avril 1907, sortant des caves du château où mûrissent les fromages, Pierre HIVERT, en compagnie de sa fille Louise, voit arriver un jeune homme blond qui avance vers eux d’un pas décidé. Il reconnaît Raoul, le fils de Jacob et de Jeanne VAN DER KEMP de la Meslerie, le jeune homme aperçu dans l’église lors de la sépulture de Jeanne, sa mère, la semaine passée.

Raoul le salue rapidement et ajoute la gorge nouée : « Pierre, je voulais vous remercier pour l’appui que vous avez apporté à mon oncle, John Mayne Van der Kemp, lors du décès de mes parents. J’ai appris la triste nouvelle du décès de mon père, à peine débarqué du “Quévilly”, à Philadelphie le 8 avril par le Consul de France et je suis rentré au plus vite par le premier “transatlantique” pour voir mourir ma mère de la même maladie foudroyante que mon père, il y a à peine quinze jours ».

Inscription maritime Rouen, quatre-mâts « Le Quevilly » désarmement du 4 mai 1907 – Archives Seine-Maritime – 7P6 190

Raoul ajoute : « je vous savais proche de mon père qui appréciait votre compagnie. Aussi je souhaiterais que vous soyez témoin de l’inventaire des biens de la gentilhommière prévu le 13 mai prochain et organisé par le notaire Léon GASTON. Celui-ci vient d’apposer les scellés sur la propriété aujourd’hui même.

Le jour-dit dans l’après midi, Pierre se rend au château de la Meslerie rejoint par le notaire et son clerc ainsi que Guillaume BRAUD, sabotier et 1er adjoint de la commune,  désigné lui aussi comme témoin de l’inventaire  pour l’occasion. Dans le salon où ils se sont installés à l’invitation de Raoul et de son oncle John, Pierre revoit défiler devant ses yeux non sans émotion les tableaux et œuvres d’art du salon que Jacob lui a présentés lors de sa visite de l’été dernier.

Répertoires des minutes du notaire Léon Gaston, Saint-Julien-de-Concelles, 1907 ADLA,  4 E 156 /29

« Cette première journée en appellera d’autres compte tenu du riche patrimoine de vos parents, mon cher Raoul», tient à préciser Léon Gaston en fin de journée, qui ajoute : « je vous appelle familièrement  par votre prénom car nous sommes du même monde… Moi aussi, je suis d’une famille de marin… Mon grand père et mon père de l’Ile d’Yeu étaient capitaines au long cours, comme vous ».

Raoul tient à rectifier : « je ne suis pas encore officiellement capitaine au long cours, peut-être l’an prochain car il faut avoir vingt-quatre ans et soixante mois de navigation au long cours pour obtenir le brevet complet… ».

Ne laissant pas le temps à Raoul de poursuivre, le notaire ajoute : « je suis né le 2 octobre 1876 à Port-Joinville du second mariage de mon père remarié à 40 ans avec Marie-Nellie CADOU. Ce sont Antoinette Pelletier, sage-femme de profession et Charles François CADOU, mon oncle marinier, qui ont fait ma déclaration de naissance à la mairie de l’Ile d’Yeu. Mon père prénommé lui aussi Léon était également absent pour cause de navigation mais il avait laissé une consigne celle de me donner un second prénom biblique, “Noé“… sans doute en mémoire d’un sauvetage en mer ».

Et Léon Gaston de poursuivre : « même si je n’ai pas le pied marin, je suis passionné des gens de mer. Racontez-nous comment est née votre passion, Raoul ! ».  

« J’ai effectivement deux passions, la navigation…et la photo », répond Raoul VAN DER KEMP sortant d’une sacoche un appareil photo et un carnet : « j’y consigne quelques souvenirs ».

Le clerc de notaire parti, les quatre hommes restent ensemble à écouter le récit de la vie de Raoul, son carnet de photos ouvert : « Nous sommes arrivés en Loire-inférieure, à la fin du siècle dernier et notre famille s’est d’abord installée au château de la Lorière, à Brains à proximité de la Loire, où du haut de mes quinze ans j’aimais me promener et voir les bateaux aller et venir le long du fleuve.

Puis un peu plus tard, j’allais à Nantes pour observer la vie sur le pittoresque Quai de la fosse. Nous cherchions nous les jeunes à prendre contact avec nos aînés du long cours pour connaître le mystère du grand large. Nous fréquentions de temps à autre les “petits cafés”, les “hôtesses”, les “ship chandlers”, de tout cela émanaient des relents du large ! Quelquefois on venait en famille, c’était une fête d’assister à l’appareillage d’un voilier en partance[1] »…

Puis montrant une photo de l’album, Raoul poursuit son récit : « Tout ce port grouillant, vivant, travaillant avec ses navires, ses marins, était pour nous un enchantement et une leçon merveilleuse pour le début d’une vie de mer ».     

Quai de la fosse à Nantes et la Meslerie à St-Julien

« Je n’ai pas beaucoup profité de la Meslerie où mes parents sont venus s’installer au tout début du siècle. On les voit d’ailleurs sur cette carte postale avec l’ensemble de la famille.

À la fin de mes études primaires supérieures à 17 ans j’ai été élève de l’école d’Hydrographie de Nantes pendant un an. Je garde d’ailleurs un excellent souvenir des “cours des Salorges” et des professeurs de “Livet” qui nous enseignaient avec passion l’art de naviguer… Début juin 1901 avec quelques camarades, élèves comme moi de deuxième classe de la marine marchande, nous avons obtenu un parchemin ainsi libellé “certificat d’aptitude, examen de théorie pour l’obtention du brevet de capitaine au long cours”. Le brevet complet de capitaine au long cours,  comme je vous l’ai dit, s’obtient  après soixante mois de navigation au long cours et pas avant l’âge de vingt-quatre ans ».

Raoul VDK en 1901 – Collection VDK – capitaineslongcours.online.fr/

« Ma formation terminée j’ai juste eu le temps d’aller à Saint-Julien dire au revoir à mes parents et à ma sœur, préparer ma mallette puis embarquer à bord du trois-mâts AMIRAL DU CORNULIER, un magnifique navire à voile de 83 mètres qui venait d’être construit à Chantenay et qui appartient à la société des voiliers Nantais.

Pour mon premier grand voyage j’étais un “pilotin”, c’est-à-dire un jeune en observation qui participe à toutes les manœuvres avec l’équipage mais qui prend ses repas au carré des officiers.

Le second capitaine, Ange-Marie TRÉHOUDARD, lui aussi ancien élève de la marine marchande m’a pris sous son aile et ensemble nous avons fait le voyage pour embarquer à Liverpool. Le chargement de charbon et divers produits terminé, le capitaine Alphonse Rio a rassemblé les 26 hommes d’équipage  et nous appris, que notre destination était Portland, dans l’État américain de l’Oregon, port situé sur le fleuve Columbia.

Fiche maritime de Raoul Van der Kemp n° 345, Archives départementales de Loire-Atlantique, 7 R 4 /1282

« L’équipage était divisé en deux équipes, dites bordées, de huit hommes. Tribordais et bâbordais prenaient le quart à tour de rôle. La durée du quart était de quatre heures. Chaque homme devait faire une heure de barre sous la surveillance de l’officier de quart. Durant les quarts de nuit, en quittant son heure de veille, on devait se rendre à l’arrière et prononcer à l’officier de quart la formule consacrée : « Rien de nouveau, les feux sont clairs[2].

À notre entrée dans l’Atlantique, nous rencontrâmes des vents d’ouest dominants, qui nous menèrent à l’ouest des Açores, à mi-distance des côtes d’Espagne, puis au-delà des Canaries, pour rentrer dans une zone de calme qui fit tempêter le capitaine. Ensuite nous atteignîmes la zone équatoriale.

Au passage de l’Équateur, il y a le rituel du « baptême de la Ligne ». Avec deux novices, François TANGUY et Joseph LE BAIL, âgé comme moi de 18 ans nous avons reçu le dit baptême des mains du “Roi de la Ligne”, représenté par Louis-Marie ANGER d’Assérac, mécanicien et le plus vieux marin du trois-mâts. Entièrement barbouillé de noir et accoutré  d’une tenue de roi, il interpella le capitaine Rio pour lui réclamer les droits de passage dans son royaume, dont il se disait seigneur et maître. Le droit fut naturellement accordé, sous réserve que tous les membres de l’équipage dont c’était le premier voyage à travers son territoire, reçoivent le baptême des mains du dit roi. La cérémonie se termina par la distribution d’un boujaron de rhum à tout l’équipage, puis chacun reprit son travail ».

Carte Atlantic Ocean. « The Times, » London, 1895 et le Trois mâts Amiral de Cornulier – coll. R Van Der Kemp

« Le voyage se déroulera correctement jusqu’à la latitude de Buenos aires où nous avons dû affronter comme le « Pierre Loti » qui nous suivait, les redoutables « pamperos ». Là, Il a fallu toute la présence d’esprit du capitaine Rio pour nous mettre sous une voilure réduite dans cet ouragan afin d’éviter d’arracher nos voiles… Une belle préparation au passage du cap Horn quelques jours plus tard, cet  archipel dont l’île extrême sud est un immense rocher surplombant la mer de plus de 400 mètres. La région est un immense cimetière de navires de toutes nationalités du fait du danger de la mer et des icebergs

Après avoir longé le Chili puis franchi  une nouvelle fois l’équateur, des vents variables nous ont conduit jusqu’à l’embouchure du fleuve Columbia, dans la rade d’Astoria. Le Cornulier prit alors son mouillage sur ses ancres en attendant le remorqueur qui devait nous conduire à Portland, distant de plus de cent soixante kilomètres en amont du fleuve ».

Illustration : The Oregon Shanghaiers de Barney Blalock

« Comme vous pouvez le voir sur les photos, le lendemain, un curieux remorqueur avec des roues larges appelées à aubes est venu s’arrimer au bateau pour le tirer sur ce fleuve large mais plein d’embûches et à forts courants d’eaux contraires.

En descendant le fleuve j’ai vu que les deux rives étaient couvertes d’immenses forêts de sapins. Arrivé à Portland les quais étaient encombrés de navires de toutes nationalités, opérant chargements et déchargements de leur cargaison. Les quais  du port étaient faits de constructions rudimentaires, constitués par des poteaux enfoncés profondément dans la vase du fleuve et servant de supports à des madriers cloués horizontalement  formant le quai de déchargement.

Le capitaine RIO nous a tous félicité car nous avions fait une fort belle traversée depuis l’Europe, nous sommes arrivés à destination à la mi octobre soit après 115 jours de mer. Peu de bateaux à voile ont enregistré un tel succès, ajouta t-il en nous offrant à tous une forte ration de rhum et de tafia. En effet nous avons vu arriver « le Pierre Loti » croisé en mer, seulement quinze jours après nous ». 

Le remorqueur à aubes et le port de Portland en 1902

« À Portland, tous les soirs nous nous rendions à terre, certains fréquentaient les bars de la ville, d’autres assidûment les maisons closes. De peur des désertions, le capitaine avait fait soigner particulièrement la cuisine pendant notre séjour. Il a même mandaté le lieutenant Auguste KERVEGAN pour ramener tous les hommes au bateau, le soir.

Dans ces bars où toutes les nationalités se côtoyaient, on y rencontrait étonnamment des gens nous offrant à boire gratuitement en nous demandant si nous nous plaisions à bord de notre navire et s’intéressant au montant de notre salaire. Le lieutenant m’expliqua « que le manque de main d’œuvre est criant sur place et que l’on paie même des agents pour leur recruter de la main d’œuvre qui manque dans le pays… Parfois on saoule certains hommes qui se réveillent à bord d’un baleinier en partance pour la pêche dans le détroit de Behring ou les côtes de l’Alaska, d’autres sont attirés par les hauts salaires promis pour l’abattage de bois…   On dit ainsi que l’équipage de tel navire a été  “shangaïé”… ». Puis parlant à voix basse le lieutenant ajouta : « cette désertion est organisée ici par  le maire de la ville,  Sullivan, propriétaire de plusieurs bars et également chef de la police locale…

De ces pratiques douteuses on en a parlé jusqu’en France. Mon père Jacob a même découpé quelques articles que j’ai collés dans mon carnet ».

Le Phare de la Loire du 15 février 1902 – Extrait du New York Hérald et article de La petite république du 17 février 1902

« Le 12 novembre, le chargement de bois et de blé était terminé, on se préparait à lever l’ancre quand le second remarqua qu’il manquait six hommes à bord dont Pierre MAREIN, notre cuisinier et  Louis LE MATELOS, le charpentier… Le Cornulier avait bien été lui aussi “shangaïé” et il a fallu remettre à plus tard notre départ.

L’agent consulaire français Henri LABBÉ a d’abord été invité à bord du  trois-mâts pour constater les désertions… Puis j’ai accompagné le capitaine RIO très en colère, avec cinq autres hommes armés de fusils, pour visiter plusieurs « boarding houses » et maisons closes à la recherche des hommes disparus. Mais nous n’en n’avons pas trouvé trace.

L’agent consulaire de France persuada ensuite RIO de négocier avec Larry Sullivan le chef   “shangaïeurs” qui lui demanderait de toute façon pour ses services, le « Blood money » d’usage. Au bout de trois jours, le capitaine fut convoqué dans un bar de Sullivan, où il lui fut présenté deux italiens, un suédois et trois allemands qui furent embauchés immédiatement et complétèrent ainsi l’équipage. Nous avions perdu ainsi plus de deux semaines.

Cette situation ne fit pas que des malheureux car mon ami Jean Louis KERMORVAN, novice lui aussi, fut promu cuisinier avec une augmentation de sa rétribution de 10 francs  par mois.

Le voyage retour ne fut pas toujours de tout repos pour le capitaine. Les quatre nationalités présentes à bord n’arrivaient guère à s’entendre d’autant que nous avions engagés trois “têtes brûlées”. Une révolte à bord éclata dans le Pacifique. Certains avaient déjà sorti leurs couteaux et RIO bondit littéralement de la dunette sur le pont, et par quelques directs judicieusement placés sur les meneurs, remit vivement de l’ordre dans le groupe des révoltés[*]. Outre son sens de la discipline je dois dire que j’ai apprécié les belles qualités de ce capitaine de la marine à voile et ses valeurs morales :  initiative, continuité dans l’effort et satisfaction du devoir accompli.

Notre traversée du cap Horn fut également houleuse. Le capitaine fit prendre toutes les précautions possibles, doublant la vigie habituelle à l’avant par un autre veilleur, dans la hune du mât de misaine, surveillant l’horizon, et la voilure fut réduite dans toute la mâture. Me trouvant de quart avec le lieutenant, nous nous trouvâmes à passer à moins de quarante mètres d’un immense iceberg, dont la masse dominait la mer de plus de trente mètres[3] ».

Carte marine n° 4115 et photos Cap-Horn de Raoul  Van der Kemp

« Notre trois-mâts prit ensuite sans encombre ensuite la direction de l’Europe. Après l’équateur les alizés de nord-est nous menèrent aux Bermudes, pour atteindre de nouveau la zone des vents de nord-ouest qui nous poussèrent vers le port irlandais de Dublin où nous sommes arrivés le 14 avril 1902 pour y  livrer le blé.

Nous avions tous hâte de retrouver notre terre natale. À tous les Français de l’équipage, il fut remis les derniers salaires et les billets de transport par mer jusqu’au Havre. Le lieutenant Alphonse KERVÉGNAN nous a précisé que le restant dû aux déserteurs irait alimenter la caisse des invalides de la marine.

Avant de partir, le capitaine, sans doute fier de mon travail, m’a demandé si je souhaitais être à nouveau du mois le mois prochain sur le Cornulier , mais rétribué cette fois-ci avec le grade de 3ème lieutenant, précisa t-il, ce que je me suis empressé d’accepter. Juste le temps de revoir Saint-Julien, mes parents et ma sœur puis de repartir pour un nouveau voyage de plus de dix mois de Dublin à Portland. »

Les trois hommes n’ont pas vu passé le temps. Ils ont écouté Raoul sans l’interrompre car il a le don pour capter l’attention de son auditoire. Tournant encore les pages de son cahier de photos, Raoul ajoute : « j’ai été ensuite élève militaire sur le Brennus, un cuirassé militaire pendant deux ans avant d’être rendu à la vie civile. Aujourd’hui je traverse seulement l’Atlantique : d’abord l’an dernier à bord du bateau à vapeur « Ville de Rouen » en tant que 1er lieutenant avec plusieurs allers-retours à Key-West à la pointe de la Floride… mais j’aime trop la vie marine à voile et me voilà depuis deux ans comme second sur le « Quevilly », mais c’est une autre histoire ! ».

Le Brennus – Carnet militaire Raoul VDK 1903 et Armement du « Ville de Rouen » 1904 1905 –ADLA et photo équipage ville de Rouen, RVDK

Les quatre hommes promettent de se revoir très vite pour connaître la suite des aventures du marin.

A suivre


[1] Extrait de l’allocution de Raoul Van Der Kemp au 8ème congrès des capitaines au long cours de Nantes le 1er juillet 1951.

[2] D’après le témoignage d’Henri KERGOAT, élève de la Marine Marchande et mousse du trois-mâts Sully en 1906

[3] D’après le témoignage d’Henri KERGOAT


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