1934.
« Mon Cher Georges, comme je te disais dimanche dernier après la messe, je te confirme que je viendrai samedi prochain après-midi après “marienne”. Après cette date, je vais être pris par les vendanges qui, comme tu le sais, s’annoncent abondantes cette année. Je viendrai avec Auguste car Gabrielle a besoin de se reposer, l’accouchement étant prévu début octobre prochain. A samedi donc mon ami. J’ai hâte de voir ta culture du tabac et les techniques de séchage », écrit Clément HIVERT dans cette carte postale du 22 août 1934 à Georges VIVANT.
Georges est l’ami de Clément depuis l’école primaire. Les deux hommes se sont rencontrés dans la classe de certificat d’études de Théophile BRETONNIERE en 1913. Georges, né début 1901, a alors 12 ans ; il est le cadet de Clément né avec la fin du siècle dernier. Les facilités scolaires de Georges lui ont permis d’accéder plus vite que les autres à la classe terminale.
A l’issue du certificat ils ont poursuivi ensemble les cours post scolaires animés également par Théophile BRETONNIERE. Au service militaire, lors de l’occupation allemande pour Clément en 1920 et 1921 et au Maroc pour Georges les deux années suivantes, les deux hommes ont entretenu une correspondance active.
Georges est revenu du Maroc à l’automne 1923 avec deux russes, Basili NIGROSKY et Paul NIELASSOFF, originaires respectivement de Voronej et de Rostov sur le Don. Ces deux « russes blancs » ont fui la révolution russe pour s’engager en France dans la Légion étrangère. Leurs trois d’engagement dans celle-ci et dans la guerre du Rif leur ont permis d’obtenir la nationalité française. Georges les a fait embaucher à la fromagerie CESBRON–BÉNUREAU dès son retour à Saint Julien.
Durant les années qui suivirent, Georges et Clément aiment à se retrouver souvent le dimanche après la messe ou plus rarement au domicile de chacun.
Ce samedi 24 août 1934 Clément retrouve donc son ami au village de Boire-Courant au domicile des ses parents autour d’un épais dossier. « Voilà mon cher Clément l’ensemble des pièces et documents ayant permis au terme d’un long cheminement, l’implantation de la culture du tabac dans la vallée… Comme tu me l’as demandé je propose de t’en faire un rapide tour d’horizon avant d’aller visiter la culture de tabac en fin d’après midi “à la fraîche” »
« Comme tu le sais Clément, la mévente du chanvre en a été la première cause. Le chanvre, en effet, qui se vendait encore 800 francs en 1930 est descendu peu à peu à 180 francs le quintal, c’est-à-dire donc en dessous du quart de son prix de revient. Le gouvernement est impuissant à nous protéger contre la concurrence étrangère et nous accorde un secours dérisoire qui d’ailleurs diminue chaque année.
Il fallait donc à tout prix trouver une récolte qui nous permette de vivre. Le prix des terrains, le morcellement et l’exiguïté des exploitations nous interdisait le blé ou toutes autres grandes cultures. Le marché des cultures maraîchères était déjà trop encombré et toute augmentation d’offre risquait d’en faire effondrer définitivement les cours. De plus la présence du doryphore dans la région nous interdisait l’exportation. Certaines cultures industrielles comme la chicorée avaient déjà été essayées sans résultat. On a parlé de tenter la culture de plantes médicinales, des betteraves à sucre… mais partout la vente apparaissait très difficile, sinon impossible. Restait l’osier. Bien qu’elle ne pût remplacer complètement celle du chanvre la culture de l’osier pouvait dans bien des cas en compenser les pertes aussi. En outre les plantations se sont étendues rapidement et dès leur apparition les machines à peler l’osier se sont vendues en nombre important dans la région. Mais là encore de cruelles désillusions nous attendaient. Ce n’était plus seulement la baisse des cours, mais la mévente complète ! Et successivement la deuxième et la troisième récolte qui sont venues s’entasser sur la première avant qu’un acquéreur ne se soit présenté ».
Clément l’interrompt : « D’où la création du syndicat des producteurs de chanvre et d’osier auquel j’ai participé en tant que petit producteur fin févier 1931 !»

« En effet » ajoute Georges, « c’est là que Monsieur FAIVRE, le directeur du syndicat central des agriculteurs qui connaissait bien notre situation a émis l’idée de demander l’autorisation de cultiver le tabac. Personne n’y avait songé, tous étant bien persuadés que l’aire de production en avait été déterminée une fois pour toutes. J’ai eu tout de suite confiance dans les idées de Monsieur FAIVRE et en mars 1931, je lui ai demandé de faire les démarches nécessaires pour nous obtenir cette autorisation ».
« Ce à quoi Roland FAIVRE s’est prêté avec son dévouement habituel. Mais à sa première lettre datée du 10 mai et adressée à Monsieur le Directeur de la manufacture de Nantes, il a été répondu que l’administration n’envisageait pas la création de nouveaux centres de culture. C’était un refus ».
Et Georges d’ajouter : « Je ne connaissais rien à la culture du tabac. Les rendements que Monsieur FAIVRE connaissait étaient intéressants mais dataient d’avant 1914. Quant aux exigences en terrains, fumures, main-d’œuvre et séchoir… je n’en avais aucune idée. Durant l’année 1931, je suis entré en relation avec un planteur d’Alsace. J’ai eu d’un autre côté des renseignements sur les rendements en Dordogne et en Ille-et-Vilaine. Enfin, j’ai lu divers ouvrages sur la culture du tabac, l’organe officiel de la Confédération générale des planteurs et les rapports de la Caisse autonome qui m’ont fixé sur la valeur de cette entreprise ».
« Mais si l’affaire paraissait désirable, on pouvait douter qu’elle fût réalisable. Les rapports de la Caisse autonome indiquaient bien que la superficie plantée en tabac avait été beaucoup plus importante autrefois et qu’un certain nombre de communes avaient été nouvellement admises à le cultiver, mais je savais par ailleurs que beaucoup de demandes semblables avaient échoué ».
« Tous ceux à qui j’exposais cette question la trouvaient sans intérêt ou déclaraient la chose impossible. Aussi était-ce sans grand espoir que j’abordais Monsieur LE COUR GRAND-MAISON, député, à l’issue d’une conférence qu’il venait de faire à St Julien de Concelles le 11 octobre 1931. Monsieur LE COUR GRAND-MAISON a saisi immédiatement tous les avantages que notre région pouvait retirer de cette affaire et bien qu’il en ait perçu aussi toutes les difficultés, il m’a encouragé fermement à en poursuivre la réalisation ».
« Sur ses conseils, je demande alors une entrevue à Joseph de CAMIRAN, gros propriétaire viticole de Maisdon- sur-Sèvre et président du syndicat agricole du département. Notre rendez-vous est pris le 7 novembre 1931 avec Marcel CHAUVEAU, Henri BIZET, Joseph SÉCHER, Edouard LIBEAU et moi pour l’entretenir de cette question. M. de CAMIRAN nous a promis l’appui du syndicat central et de rechercher de son côté le meilleur moyen de faire aboutir nos revendications. A la suite de notre réunion Monsieur de CAMIRAN a alerté tous les parlementaires de Loire-Inférieure.

« Le 30 novembre, j’ai reçu une note de Monsieur FAIVRE m’informant que si les demandes d’autorisation étaient faites avant 15 jours, nous pourrions peut-être cultiver le tabac en 1932. Je me suis aussitôt entendu avec lui et nous avons décidé de faire une réunion le dimanche suivant 6 décembre 1931 à l’école des garçons grâce à la gentillesse de notre ancien directeur, mon cher Clément !».

« M. DE BOUSSINEAU, conseiller d’arrondissement et maire de Barbechat, Messieurs TÊTEDOIE, BINET et MAURA, respectivement maires de La Chapelle, de St Julien et de Basse-Goulaine y assistaient. Les techniciens FAIVRE et CHAQUIN nous ont parlé de la culture de tabac. Malgré la hâte avec laquelle cette conférence avait été organisée, à son issue 200 cultivateurs signaient les demandes d’autorisation » ajoute Georges en présentant à Clément la liste des 66 cultivateurs intéressés de Saint Julien.
« Messieurs les maires ont transmis aussitôt ces demandes à Monsieur le Préfet en les appuyant des vœux de leurs conseils municipaux. Monsieur DE LA GOURNERIE, président de la Chambre, qui avait assisté à notre réunion s’est engagé à faire émettre un vœu dans le même sens à la Chambre d’Agriculture. Enfin Monsieur DE BOUSSINEAU devait obtenir la même chose du Conseil d’arrondissement. Monsieur LE COUR GRAND-MAISON n’avait pas attendu cela pour agir. Après avoir vu Monsieur FOULD, sous-secrétaire d’État à l’agriculture et Monsieur FLANDIN, ministre des Finances, il avait renvoyé une demande à Monsieur BLONDEAUX directeur général des services d’exploitation industrielle des tabacs.
Après un refus catégorique quelques mois auparavant Monsieur BLONDEAUX, directeur national de la régie des tabacs a accepté d’examiner nos demandes. Messieurs les sénateurs François SAINT-MAUR et Louis LINŸER, ont fait une démarche semblable quelques jours après avoir reçu la même réponse. Le 14 décembre, j’ai écrit à mon tour aux parlementaires de Loire-Inférieure pour leur demander d’appuyer nos revendications… ce que la plupart se sont empressés de faire en adressant une requête au ministère des Finances ».
« Le 26 décembre, Monsieur LINŸER envoyait à Monsieur Léon BLONDEAUX une lettre signée de tous ses collègues du département où il exposait toutes les raisons qui militaient en notre faveur.
Au début de février 1932, MM. François SAINT-MAUR, LINŸER et LE COUR GRAND-MAISON n’obtenant pas de réponses, ont décidé d’intervenir à nouveau. Les circonstances, en particulier les changements de ministère ne favorisaient pas ces démarches. Enfin au début de mars 1932 l’administration s’est montrée disposée à accorder la fameuse autorisation mais à raison de 10 ares seulement par planteur et sous certaines réserves ».
« Fin mars le comité consultatif des tabacs vivement sollicité a donné également un avis favorable. L’affaire paraissait donc en bonne voie mais le résultat restait subordonné à une enquête qui d’ailleurs était déjà ordonnée.
Le 7 avril 1932, Monsieur l’Inspecteur supérieur LEULLIOT venait visiter notre région après s’être scrupuleusement documenté sur ce qui de près ou de loin pouvait influer sur la culture du tabac chez nous et repartait pour Paris ».
« Nous devions connaître les résultats de cette enquête quelques mois plus tard. Ils nous étaient très favorables dans leur ensemble et ne comportaient que certaines restrictions faciles à réfuter.
Nous avons cru aboutir et pourtant 5 mois après, l’affaire était encore en suspens. De nouvelles démarches n’avaient reçu que des réponses évasives et nous avons vu approcher l’époque des inscriptions sans qu’aucune décision n’ait été prise à notre égard ».
« Le 11 septembre 1932 nous avons rencontré MM. François SAINT-MAUR, LINŸER et LE COUR GRAND-MAISON, à La Remaudière et il a été décidé qu’une démarche collective serait tentée sans plus attendre. Monsieur PALMADE, ministre du Budget, auprès de qui ces messieurs étaient intervenus aussitôt, promettait de porter la question devant le comité technique de la Caisse autonome, seul qualifié pour prendre une décision dans cette affaire ».
« C’est donc là que nos défenseurs ont dirigé leurs actions après avoir obtenu que les délais d’inscription soient prorogés pour la Loire-Inférieure. Toutes ces démarches devaient enfin aboutir et le 8 novembre, j’apprenais enfin que le comité technique avait accepté notre demande ».

« Si l’affaire était donc réglée, ou à peu près, du côté de l’administration, il n’en était pas de même de celui des cultivateurs où tout le monde avait oublié depuis longtemps la culture du tabac ! »
« Le 4 décembre 1932, c’est-à-dire un an après notre première réunion, nous en avons fait une deuxième sous la présidence de Monsieur FAIVRE en vue de préparer des cultivateurs à la formalité des inscriptions qui étaient fixées au mercredi suivant.
Le même jour nous avons constitué notre syndicat local rattaché au syndicat central affilié à la Confédération générale des planteurs qui m’avait depuis longtemps promis son appui. 60 adhérents seulement s’étaient inscrits. On avait raconté tant de choses sur les ennuis de la culture du tabac, les sévérités des contrôles, les responsabilités qui incombaient aux planteurs que beaucoup de gens hésitaient à donner leurs noms.
Heureusement, Monsieur l’ingénieur DELPONT par la clarté de ses explications a fait tomber tous les préjugés et dès le premier jour ou presque, tout le plan de contingent disponible a été absorbé ».

« Depuis, la culture du tabac a connu bien des vicissitudes et nous avons pu craindre plusieurs fois qu’elle ne soit complètement délaissée. Il est d’ailleurs certains que l’année dernière nous nous sommes donnés beaucoup de peine pour obtenir de meilleurs résultats. Mais maintenant on en aperçoit plus clairement les avantages et il est difficile de prévoir dans quelle proportion s’accroîtra le nombre de demandes pour la prochaine campagne. Une chose me paraît déjà certaine c’est que le contingent qui nous est alloué sera insuffisant.
Il est évident qu’on ne peut prétendre améliorer sensiblement la situation de notre région avec 15 hectares de tabac ».
Clément a tenu à écouter son ami sans trop l’interrompre et a tenu à saluer sa redoutable énergie pour faire aboutir ce dossier : « Sans ta détermination il n’y aurait pas eu de culture de tabac dans la vallée ».
Les deux hommes n’ont pas vu les heures tourner et la visite de la parcelle de champ et du séchoir se sont effectuées rapidement si bien que Clément a accepté l’invitation de Georges à revenir voir les opérations de séchage durant l’hiver prochain.
A suivre
Un grand merci à Michèle et Georges VIVANT pour la transmission des écrits, photos et documents de Georges VIVANT père qui ont permis de construire et d’illustrer ce récit.