1893.
« J’ai remarqué dans vos dernières pages de vos courriers un ton de mélancolie qui me fait supposer que plus que jamais vous vous sentez seul dans votre retraite et vous souffrez de votre isolement moral. Votre mère a bien raison de souhaiter vous voir enfin marié et je comprends ses inquiétudes. Il ne faut pas laisser passer le printemps ! » lui conseille Julien Lainé, le vieil ami de Jean Marie dans sa lettre du 1er octobre 1891.
Un an après, Julien lui aussi célibataire, se fait l’écho de la bonne nouvelle : « Vous m’avez tracé vous-même dans votre première lettre du 18 septembre 1892 un si beau plan d’avenir que j’ai la naïveté d’y penser quelques fois ».
Julien qui vient de finir ses études de pharmacie ajoute : « Dans quelques années j’aurai conquis mon indépendance. Si mon cerveau n’est pas tout à fait jamais moulé au milieu et étroit où je vais être appelé à vivre, peut-être sera-t-il encore temps alors de me souvenir que la vie telle que je la conçois ne consiste pas à vivre les pieds sous la table, à fumer son cigare, à avoir pour toute ambition l’honneur de faire porter à sa femme les plus belles toilettes de la ville les jours de musique, à soigner ses rhumatismes, à voter les jours d’élection…Sur les projets présents vous savez ce que je cherche, ce que je voudrais…Rien de bien arrêté encore depuis notre entrevue. Ceci fait je mettrai en mouvement mes amis et mes connaissances pour tâcher de me dépister dans quelque milieu, pas trop embourgeoisé et pas trop nourri de préjugés, une femme qui réponde un peu à mon idéal féminin ».

Jean Marie, âgé alors de 27 ans a lui, jeté son dévolu sur une fille originaire du bourg voisin de la Chapelle-Basse-Mer, Gabrielle BRETONNIERE. Gabrielle est la dernière fille de cette famille bien-pensante et un peu bourgeoise.
Peu à peu lors de l’année 1892, puis au moment des fiançailles, Jean Marie découvre la famille. Anne POILANE, la mère de Gabrielle s’est retrouvée seule avec trois de ses filles à la mort de Pierre BRETONNIERE, son mari étant décédé deux ans plus tôt. L’ex tonnelier de La Chapelle a laissé un patrimoine conséquent à sa femme et à ses sept enfants.
Dans sa lettre du 11 juin 1893 à Gabrielle, Jean-Marie se dit préoccupé par cette différence sociale : « Pour en revenir aux graves questions d’avenir qui ont déjà fait l’objet de plusieurs entretiens, je vous demande, vous le comprenez, de grands sacrifices. Je vous demande de quitter votre mère, cette maison où vous avez vécu heureuse, où se sont écoulées les plus belles années de votre vie, pour venir habiter dans un milieu moins élégant, plus modeste, plus champêtre, plus rustique, où les derniers raffinements de la civilisation n’ont pas pénétré, pour m’aider à soigner mes parents et en récompense je vous offre mon affection. Oui ma chère Gabrielle, placez tous ces sacrifices dans un plateau de la balance et dans l’autre plateau mettez- y mon affection et … consultez votre cœur ! » …
Dans sa lettre du 25 juin 1893 à sa chère Gabrielle, Jean-Marie écrit : « Si les choses de ma
profession peuvent vous intéresser, je vous dirais que nous avons planté des choux ces temps-ci, 6500
environ. Et il termine par « mes amitiés à votre mère et à vos sœurs et en post-scriptum : « j’irai
dimanche aux vêpres, je crois que, pour vous comme pour moi, ce sera le moment favorable … »
Au moment des fiançailles, Jean Marie fait connaissance avec l’ensemble de la famille. D’abord Auguste le frère ainé de Gabrielle viticulteur à La Chapelle mais surtout négociant en vins à la Bonaudière en Haute-Goulaine, marié Pauline CHARON, un peu hautain et fier de sa réussite ce qui fait dire à Jean-Marie dans sa lettre du 17 septembre 1893 à Gabrielle : « plus tard quand le breck élégant emmenant vers la Chapelle les commerçants de la Bonaudière, il est probable qu’il ne fera pas bien souvent escale à la porte de notre paisible et modeste habitation ».
Par contre Jean-Marie est impressionné par l’érudition du frère cadet prénommé Pierre-Marie, aumônier des sœurs de St-Gildas-des-bois, précédemment vicaire à Frossay et professeur à l’externat des Enfants nantais.

A côté de Gabrielle se tiennent ses trois autres sœurs ainées, Marie-Julienne épouse du jovial Louis DAVID de la Chénardière à La Chapelle, Anne[1] célibataire qui exerce la profession de lingère et Augustine, célibataire. Seule Joséphine, religieuse chez les sœurs de St Vincent de Paul de Lyon, n’a pu faire le voyage.

Petit à petit Jean-Marie lui l’enfant unique se sent accueilli comme un fils par Anne BRETONNIERE, la mère de Gabrielle, comme il l’indique dans sa lettre du 23 juillet 1893 à sa fiancée : « Pour ce qui me concerne personnellement, je conserverai comme un des meilleurs souvenirs de ma vie, celui de vos bonnes réceptions à la Chapelle, toujours dignes, celles que j’avais toujours désirées et que j’avais toujours craint de ne pas rencontrer lorsque les questions d’avenir se dressaient devant moi. Remerciez pour moi votre mère et dites bien que quoi qu’il puisse arriver dans la suite, c’est un souvenir que je garde au cœur ». Et il ajoute interrogatif à l’endroit de Gabrielle : « Si des évènements de nature à hâter nos projets venaient à se produire, je vous serais reconnaissant de m’en informer »…
Durant l’été caniculaire de 1893, Jean-Marie, avec l’aide de son père adoptif, François CHARON, vendange dès le 18 août 1893. Il évoque dans sa courte lettre à sa fiancée la chaleur étouffante de ce jour-là : « Aujourd’hui nous avons vendangé mais le soleil en a bu une partie et je pense que votre mère aura bien suffisamment de barriques».
Dans sa lettre du 26 août 1893 la nouvelle est officielle et Jean-Marie se fait l’écho des rumeurs concelloises : « Tout le monde à Saint Julien me parle de notre mariage et le public a fait de vous un portrait tout à fait flatteur. Que votre modestie ne s’effarouche point, je vais répéter textuellement ce qui m’a été dit : famille très bien, personne à la hauteur, s’habillant très bien, très digne, ce qu’il y a de mieux à La Chapelle.
Puis deux mois avant le mariage, le 24 septembre 1893 Jean-Marie aborde quelques problèmes matériels et ménagers : « Je suis allé jeudi avec papa chez le menuisier, j’ai entendu ses explications, il a paru très surpris que certains menuisiers n’établissaient pas de différences entre le cerisier et le noyer. Il vend les lits 60 francs en noyer style renaissance, c’est à dire la forme ordinaire et 80 francs à pans coupés. C’est beau. Il y a beaucoup de travail, mais nous les avons trouvés trop chers, les autres du reste sont très convenables. La table coûtera 30 francs même bois avec des pieds tournés sans ornements sur le dessus, les tables de nuit 18 francs et les carrés 5 francs. Nous lui avons laissé entendre que nous lui dirions lundi s’il devait le faire, espérant le faire diminuer, mais nous savons qu’il ne diminuera rien. Avec ma mère je crois que vous avez parlé d’enveloppes de paillasses et de couettes. Ma mère a dû vous dire qu’il fallait bien 2 enveloppes pour les paillasses mais qu’il ne fallait qu’une seule pour couette. Votre bien dévoué Jean-Marie ».
Les noces sont prévues pour le mardi 21 novembre et Jean-Marie est heureux que son ami Julien Lainé soit présent regrettant parfois ses traits d’humour déplacés, voire une pointe de jalousie dans sa lettre du 15 du même mois : « J’ai pris connaissance des détails que vous me donnez au sujet de votre mariage et du programme des fêtes, depuis l’épluchage de la salade… jusqu’au coucher du soir en passant par le discours philosophique sur le mariage chrétien et la danse de la vaisselle, coutume vendéenne également ».
Il ajoute : « Je comprends fort bien qu’on ne peut pas consacrer trop de temps à un ami tel que moi qui en réclame toujours beaucoup quand on a 140 personnes à embrasser à 3 reprises sur les 2 joues. Voici le plan du voyage : je partirai du Mans mardi matin par l’express Paris-St Nazaire à 2h10 j’arriverai à Nantes à 5h52. À Nantes j’aurai tout le temps pour brosser mes chaussures et mes effets, sortir mon tube, me laver le visage et prendre un chocolat. Je partirai par le train de 8 h 52 qui me déposera à Mauves à 9h17 où je trouverai une correspondance qui part à 9 h20 pour La Chapelle Basse Mer. Le cortège devant quitter la maison de la jeune fille à 9h30 j’aurai peut-être un peu de retard mais je trouverai toujours le moyen d’y prendre place ».
Et il conclut « Ne soyez pas inquiet pour ma toilette j’ai adopté ma tenue de ville pour “visite intime” redingote noire croisée et montante, pantalon clair, gilet noir, cravate claire et gants de voyage… »
Le 21 novembre à la mairie, avant la cérémonie religieuse, en plus de Gabrielle et Jean-Marie, les quatre témoins signent le registre de mariage de la Chapelle. Gabrielle a choisi comme témoins son frère ainé et son beau-frère Louis DAVID, et Jean Marie, son oncle Antoine de la Guilbaudière et son instituteur de la première heure devenu son ami, Jean-Marie MORICE.

Un mois après, Jean-Marie ne pouvait qu’apprécier les mots de son ami de Julien Lainé dans sa lettre de Noël : « Mon bien cher ami mon voyage à Saint-Julien (Je me trompe à La-Chapelle-Basse-Mer), a été un rêve. De ce rêve, pourtant, je conserve un excellent et inoubliable souvenir… Vous ne perdrez pas le souvenir de cette matinée de novembre ou votre beau-frère a consacré l’union que vous rêviez par cette cérémonie de foi chrétienne que vous gardez toujours ferme comme guide et idéal de vie. J’ai bien pensé à tout cela pendant cette cérémonie où j’étais de tout cœur avec vous malgré le scepticisme que je garde à l’égard de l’abstraction métaphysique et de toute religion »…
Lors du banquet Julien LAINE a été placé à la table d’honneur à proximité des mariés et des témoins. Jean Marie a fait attention à le positionner à proximité de Mr et Mme MORICE, républicains d’obédience socialiste eux aussi. Seule la longue tirade pétrie de morale chrétienne du père Pierre BRETONNIERE l’a passablement ennuyé… mais il n’a pu s’empêcher de sourire à plusieurs reprises quand le frère de Gabrielle s’est adressé à Jean-Marie : « Vous cher ami que je pourrai bientôt appeler mon frère, vous dont les heureuses qualités sont garanties par des témoignages unanimes, vous allez devenir le chef et l’appui de cette enfant que sa mère et moi allons vous remettre tout à l’heure conformément au libre choix qu’elle à fait de vous. Tout à l’heure son existence abritée jusqu’ici sous l’aile maternelle vous appartiendra car elle va se donner à vous et se mettre avec conscience sous votre protection. Quel hommage pour vous que ce « oui » qu’elle a prononcé au pied de l’autel. C’est comme si elle vous disait: vous êtes fort et je suis faible mais j’ai foi en votre honneur et en votre amour. Voilà pourquoi je m’abandonne à vous avec confiance. Vous répondez donc à cet abandon, à cet amour par des sentiments réciproques. Vous aimez votre épouse comme votre compagne, comme une aide que le Seigneur vous a donnée… ».

Julien conclut sa dernière lettre de l’année 1893 comme suit … « Donc mon cher ami, vous voilà marié, installé dans votre ermitage de Saint-Julien-de-Concelles près de votre mère, là où vous avez vécu… Que tous vos rêves se réalisent mon brave Pétard que la vie vous soit douce, que la famille vienne bientôt égayer l’ermitage apportant avec elle ses soucis et ses joies.
Je vous prie aussi de me rappeler au bon souvenir de Monsieur et de Madame MORICE dont j’ai été enchanté de faire la connaissance. Madame est fort aimable, ouverte et sans façon et Monsieur MORICE est un fort galant homme dont la rondeur et la bonne humeur d’homme heureux sont fort agréables. J’ai d’ailleurs relevé le gant qu’il m’a lancé au banquet de votre mariage puisqu’il paraît qu’il est temps pour moi de songer au conjungo et je pense bientôt faire mieux qu’y penser… ».
A suivre
Merci à Jean Pétard pour le choix des extraits des lettres de Jean Marie à Gabrielle. Il nous donne quelques précisons sur la famille de sa grand-mère : « Le curé Pierre BRETONNIERE a été mon parrain et celui de mon père Jean-Marie. Augustine, tante Gustine, est restée célibataire dans la maison familiale et nous guettait à sa fenêtre à la sortie de l’école. Joséphine, était une religieuse des sœurs de St Vincent de Paul ; nous l’appelions la tante de Lyon. Antoine, mon frère, est allé à son enterrement avec tonton Clément à la Toussaint 1945. A leur retour à Nantes, il n’y avait plus de train pour rentrer à Saint Julien, alors les deux hommes ont fait le chemin à pied… Heureusement tonton Clément, qui était prévoyant, avait toujours quelques provisions dans sa besace ».
[1] Anne décédera en 1894