Les lettres de Julien LAINE, l’ami de Jean-Marie PETARD

1890.

“L’époque des travaux de la campagne est arrivée, dites-vous, alors je vous représente, mon brave ami, le brillant sous-officier de la 11e section, au milieu des champs couverts d’épis dorés, moissonnant la gerbe qui donnera le pain pour l’hiver qui va venir. Je vous vois peinant sous le feu du jour comme ces rondes campagnardes que j’aperçois de ma fenêtre Et au milieu de tous ces labeurs, je vous sais heureux et content, heureux de tout le calme d’une vie sans soucis, sans ambition, sans regret”. Ça c’est le côté un peu dédaigneux de Julien Lainé, pense tout de suite Jean-Marie PETARD en parcourant cette lettre que le facteur vient de lui remettre en main propre ce 20 septembre 1890. Jean-Marie l’a décachetée très vite car il attendait impatiemment des nouvelles de son fidèle ami qui vient de finir ses études de pharmacie à Paris.

En poursuivant la lettre, les pensées de Jean-Marie s’envolent vers les Pyrénées à Barèges où l’amitié entre les deux hommes s’est consolidée. Il se souvient alors de leurs discussions lors des promenades autour de Luz ou du Lac bleu, leurs ascensions vers les sommets de Gavarnie et du Pic du Midi lors de leur période de service militaire…

Depuis les deux hommes n’ont cessé de correspondre, certes de façon inégale car Jean Marie prenait la peine de prendre la plume presque tous les mois alors que Julien écrivait de longues lettres plutôt deux fois l’an. Rien ne prédestinait cette rencontre, ni leurs opinions politiques, ni leurs classes sociales et il a fallu cette période de brassage social qu’est le service militaire pour que naissent cette rencontre et cette amitié.


Julien Lainé arrive le même jour que Jean Marie, le 1er décembre 1883, à la section d’infirmiers militaires de Nantes. Ils seront ensuite tous les deux affectés à l’hôpital militaire de Barèges construit par Napoléon III de 1861 à 1864. Le hasard les a fait se mettre côté à côte dans la chambrée et dès les premiers jours Jean-Marie a pu savoir que Julien LAINE est né aux Brouzils en Vendée le 11 septembre 1862 soit 15 jours avant lui, dans une famille de tradition fortement républicaine. Son père est médecin.

Extrait du carnet militaire de Julien Lainé – Archives départementales de la Vendée
Extrait du carnet militaire de Jean Marie Pétard -Archives départementales de Loire-Atlantique

En alternance et sur de longues périodes Jean-Marie et Julien seront affectés ensemble ou séparés à l’hôpital militaire de Barèges récemment construit par Napoléon III.

Carte postale de l’hôpital et termes de Barèges

Julien, séparé pendant quelque temps de son « ami et frère d’armes » comme il se plaît à dire, lui écrit le 2 juillet 1885 : « Je suis actuellement au dépôt faisant fonction de planton à la direction du service de la santé à Nantes. J’aime à croire que vous êtes aussi heureux que possible, toujours philosophe et toujours aussi infirmier modèle. Faites là-bas une bonne provision de grand air et de soleil pour revenir vous enterrer de nouveau dans notre prison de Nantes… J’ai la nostalgie de l’air pur et du beau soleil je rêve moi aussi des sites que vous contemplez tranquillement tous les jours… » 

Début de la lettre de Julien LAINE du 2 juillet 1885

Tous les deux ont 25 ans lorsqu’ils terminent leur service militaire le 23 septembre 1887, le jour anniversaire de Jean-Marie.

Très vite les deux conscrits se donnent des nouvelles. Jean-Marie évoque les vendanges de la Guilbaudière et l’harmonie musicale de Saint Julien qu’il vient d’intégrer, lui conte des anecdotes concelloises futiles « comme les goûts vestimentaires excentriques de sa voisine du château de la Crétinière, Madame Jeanne Caroline GUICHETEAU née FILIOL DE RAIMOND, avec sa robe de chambre de couleur vive et son singe dans le dos… ».

Julien, qui de son côté débute des études de pharmacie lui répond le 28 novembre 1887 : « Je me trouve heureux d’être ici dans ce Paris ville unique, ville d’enthousiasme encore où l’on se sent vivre » et se remémore le temps passé ensemble n’étant ni l’un ni l’autre militariste: « Mon bien cher ami et bon camarade Pétard, les relations que nous avons eues ensemble pendant ces quatre terribles années d’esclavage étaient trop profondes pour que tout ce qui vous touche me laisse indifférent… Pendant nos jours de vie commune vous avez été même dans les moments difficiles d’une extrême délicatesse.  J’ai toujours eu pour vous une estime profonde et une affection sincère… »  

A Paris, Julien LAINE ne se contente pas d’une simple vie d’étudiant, comme leur autre camarade commun Henri ABADIE, vendéen lui aussi, et monté à Paris pour suivre également des études de pharmacie. « Je suis inscrit comme membre du comité socialiste révolutionnaire de mon arrondissement et en ce moment je travaille, avec plusieurs de mes aînés, à la création d’une formation politique et littéraire où je dois remplir les fonctions de secrétaire (Ne riez pas Pétard, Ne riez pas !). Cette lettre terminée, je vais aller assister à une réunion où nous avons convoqué la jeunesse bourgeoise du Quartier Latin, et où, m’a-t-on assuré, des étudiants doivent venir à la tribune… Que cette ardeur doit vous paraître puérile à vous mon modeste et sage ami ! » écrit-il le 6 janvier 1888.

14 avril 1888 Julien ajoute sans doute pour impressionner Jean-Marie : « J’ai fait la connaissance de Jules Guesde qui est un des fondateurs du Parti ouvrier et un des plus ardents pionniers de l’idée socialiste. J’ai déjeuné avec Edouard Vaillant, ancien membre de la Commune, conseiller municipal de Paris et médecin distingué. J’ai l’occasion de voir fréquemment Benoît Malon le savant rédacteur de la revue socialiste où je pourrais écrire si mes études ne m’absorbaient pas complètement ».

Plus loin il raconte sa vie tumultueuse : « Je suis là mon ami au milieu du bruit, du mouvement, de la vie fiévreuse qu’on mène ici. Contrairement au calme champêtre, à la douce solitude et au calme, je vous vois par la pensée tranquille, sans ambition, heureux mon ami, oui j’en suis sûr, heureux autant qu’on peut l’être ! Je profite de nos derniers jours de congés avec mes camarades de l’École de pharmacie, je suis allé passer la journée à la foire au pain d’épices qui se tient au moment des fêtes de Pâques à la Place de la Nation. Je compte passer mon premier examen en juillet et si je réussis assez bien j’espère être pharmacien dans les premiers mois de 1889 ».

Extrait du carnet militaire de Julien Lainé – Archives départementales de la Vendée

Cet engagement politique, Julien l’explique comme suit par un courrier du 15 septembre 1889 : « Tranquillement élevé dans un honnête milieu bourgeois, façonné doucement par l’éducation familiale comme mes parents l’ont été à mon âge, j’ai été tout naturellement imprégné d’abord des idées générales sur lesquelles se moulent depuis tantôt un siècle les caractères et les intelligences de la classe sortie de la Révolution qui constitue aujourd’hui la bourgeoisie française. Bientôt mon bon ami j’ai regardé vers l’idéal socialiste. Comment ? Pourquoi ? Je ne saurais dire, par nature, par instinct… »

Fin de la lettre de Julien LAINE du 15 septembre 1889

Les tensions politiques se vivent différemment à Paris et à Saint Julien : « Les détails humoristico- boulangistes que vous me donnez sur la grande foire de Saint-Julien de Concelles m’ont fait bien rire ; vous ne pouvez pas vous faire une idée de ce que nous avons avalé du boulangisme nous autres à Paris » rapporte Julien le 14 avril 1888 et il écrit dans sa lettre du 29 janvier 1889 : « le 28 je suis rentré chez moi après avoir consacré toute la journée à la lutte, à courir Paris en chantant aux cris bien platoniques et bien impuissants, à bas Boulanger, à bas Floquet »…  

Jugement de Zola sur l’entreprise du général Boulanger : « Boulanger ! C’est un pieu surmonté d’un chapeau, un chapeau galonné et empanaché ! Pas autre chose. Et le pire, c’est que ce pieu répond à un besoin mal dissimulé de la nation, au besoin d’une domination quelconque : royauté, empire, dictatoriat, gambettisme, ou boulangisme. Quoi que nous en disions, nous n’empêcherons pas que durant dix-huit siècles la France n’ait été un pays résolument monarchique. L’échine de tout Français porte le pli de cette longue sujétion. Les globules de notre sang sont monarchistes. Et nos aspirations vers la République, notre beau rêve d’une nation qui se gouverne elle-même, sont en perpétuel conflit avec ces puissants vestiges d’atavisme. Je n’en veux pas chercher d’autre preuve que dans le spectacle d’erreurs, de bêtises et d’impuissances que nous ont offert ces dix-huit dernières années et qui est bien fait pour désespérer un observateur, même indifférent et patient, bien fait surtout pour désespérer la foule – cette inconsciente : la foule qui, sans le raisonner et le discuter, se ressent du malaise qui pèse sur nous tous et qui, vaguement, cherche à s’en évader, fût-ce pour se jeter dans les bras d’un dictateur. » (Interview donnée au Figaro le 29 mars 1888 ; texte publié dans les Entretiens avec Zola, Presses de l’Université d’Ottawa, 1990, p. 22)  

Ce qui réunit les deux hommes, au-delà de leur positionnement politique, c’est le refus du populisme et de la démagogie. Dans sa lettre envoyée du 72 rue Gay-Lussac à Paris le 31 octobre 1889 Julien LAINE va même plus loin : « Ces cérémonies du culte catholique ne peuvent que nous faire sourire, nous autres positivistes. Leur idéal qui pour nous n’a aucun sens, sont une source d’émotion tendre et toujours salutaire pour ceux qui comme vous ont conservé avec la foi de leur jeunesse la candeur et la délicatesse d’âme que le catholicisme donne toujours à ses vrais disciples. Cette différence de croyance n’empêche pas entre nous la communion intime du cœur. Et puis du reste, sont-elles si terribles au fond ces différences ! Ne sommes-nous pas tous les deux des chercheurs d’absolu !

 Et il ajoute : Cher et bon ami, croyez toujours à ma bien vive amitié et envoyez-moi de vos nouvelles et si j’osais, j’ajouterais : “ pensez à moi dans vos prières” puisque vous, vous y croyez à la prière !

NB : Je mets à la poste à votre adresse un numéro du Figaro pour vous communiquer un article sur le socialisme chrétien du Comte DE MARTIMPREY. Vous y verrez que si un abîme semble nous séparer, sur le terrain des pratiques nous nous rencontrons souvent…

Article du Figaro du 31 octobre 1889, Gallica BNF

Chaque année les deux hommes se rencontrent quand Julien fait le chemin vers Les Brouzils où habitent ses parents. « Je dois quitter la Vendée à la fin de ce mois pour rentrer à Paris et si vous pouvez faire une nouvelle fugue à Nantes, nous pourrions nous revoir. Peut-être Abadie sera-t-il à Nantes tâtez-vous le pouls et prévenez-moi je suis à vos ordres ! » écrit Julien le 22 septembre 1888.

Les ordres militaires, la hiérarchie qui en découle, cela reste bien-sûr un jeu entre eux ; « Je reste donc encore soldat de 2e classe à la 11e section d’infirmiers militaire jusqu’à 1889 et vous êtes toujours mon chef, mon cher et bon ami le sergent Jean-Marie Pétard » rappelle malicieusement Julien dans sa lettre du 14 avril 1888.

Car le service militaire n’est pas totalement terminé… Reste les périodes d’exercices à faire régulièrement tous les deux ans, comme le rappelle Julien le 29 janvier 1889 : « Je passe mon ami à la question des 28 jours. J’ai appris ce matin même par lettre des Brouzils que je figurais sur la liste de convocation pour le 4 octobre. Ne pourriez-vous vous faire reporter jusqu’en octobre ce serait plus commode pour vos travaux et nous serions ensemble ?  Cela serait pour nous, j’en suis sûr, une vraie joie !

Ces retrouvailles militaires entre les deux hommes ne pourront avoir lieu comme souhaité et Julien s’en fait l’écho dans sa missive du 31 octobre 1889 en réponse à une lettre de Jean-Marie : « Je vois d’après votre lettre du 17 courant que vous vous êtes retrouvé dans le 11ème section d’infirmiers dans des conditions qui ne sont point faites pour vous laisser une opinion favorable. Rien n’a changé me dites-vous, et avec cela vous ajoutez que le niveau moral a encore baissé. Vous me recommandez de ne point me commettre avec ces gens-là…  Soyez sans inquiétude ! ».


Ce 20 septembre 1890, en parcourant la lettre qu’il vient de recevoir, Jean-Marie se réjouit de revoir prochainement son camarade à Nantes. Julien vient y faire ses 28 jours de rappel de service ayant obtenu finalement un sursis d’un an le temps pour lui de finaliser ses études de pharmacie.

Début de la lettre de Julien LAINE du 13 septembre 1890

A suivre

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